Deux scénarios sur l'état des sociétés dans un futur lointain. C’est l’un des choix méthodologiques retenu par le comité de pilotage d’experts-économistes mis en place par l’Andra en janvier 2018 pour la conseiller dans le cadre d’une évaluation socioéconomique (ESE) préalable du projet Cigéo. Rappelons que ce projet porté par l’Andra (dont la durée totale de réalisation avoisine 150 ans), vise à stocker en couche géologique profonde sur le site de Bure, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, les déchets radioactifs les plus dangereux, i.e. ceux qui présentent une haute activité (HA) ou une moyenne activité et une vie longue (MA-VL). Finalisée en août 2020, cette ESE fait l’objet d’un article publié dans le dernier numéro de la Revue de l’Énergie (n°659 – novembre-décembre 2021) par Julie de Brux, Patrice Geoffron, Pierre-Benoît Joly, Reza Lahidji, Jacques Percebois et Émile Quinet.
© Andra - Comprendre l'évaluation socio-économique du projet Cigéo
Très intéressant et particulièrement clair, cet article nous interpelle en tant qu’économiste, spécialisée dans l’aide à la décision en univers incertain. Car d’incertitude forcément il est question lorsqu’il s’agit de faire aujourd’hui des choix – coûteux en l’occurrence – qui engagent la société pour un horizon temporel… tirant vers l’infini ! Les bénéfices attendus du confinement des radionucléides (provenant en grande partie de la production nucléaire) s’étendent en effet sur des centaines de milliers d’années et il ne serait pas réaliste de tabler sur une simple extrapolation des conditions socio-économiques qui prévalent depuis le début du cycle d’investissement nucléaire en France.
Le modèle d’évaluation
Alors comment concilier modélisation socio-économique ayant trait à l’évaluation de la rentabilité d’un investissement public – on calcule habituellement la valeur actuelle nette actualisée (VAN) des coûts et des bénéfices attendus (gains de temps, réduction des risques…) – et échéances à très long terme pour lesquelles on fait plutôt appel à des méthodes de prospective qualitatives laissant une large part à l’imagination (récits, utopies…) ?
Pour relever ce défi, les experts n’ont pas renoncé à fonder leur analyse sur des éléments chiffrés permettant d’actualiser et de comparer – sur très longue période – le coût global, le risque, ainsi que le service rendu pour différentes options de gestion des déchets radioactifs. Cependant afin de traiter – en partie – l’incertitude, ils ont choisi de travailler dans le cadre de deux scénarios contrastés quant à l’environnement économique et social au sein duquel le projet Cigéo pourrait advenir. Le premier (scénario OK) table sur une évolution stable de la société avec une économie relativement prospère, des institutions fortes et un État de droit, tandis que le second (scénario KO) considère une dégradation progressive de la situation économique avec une perte de contrôle de la société – dans ce contexte chaotique aux normes de sûreté dégradées, l’ESE propose d’ailleurs une évaluation des dommages liés à un accident grave (lors de la manutention et le transport des colis ou durant le stockage) ainsi qu’une probabilité d’occurrence.
La hiérarchisation des différentes options de gestion des déchets dépend bien entendu des scénarios (OK ou KO) mais également du choix du taux d’actualisation retenu traduisant des hypothèses concernant à la fois la croissance économique à long terme et la préférence accordée au futur par rapport au présent – ce qui relève d’un choix politique.
Les résultats
Parmi les quatre options qui ont été comparées, il s’avère que la réalisation du centre de stockage Cigéo tel que prévu par l’Andra (option 1) est, dans tous les cas et sans ambiguïté, plus intéressante que les deux options consistant à :
· (option 2) stocker uniquement les déchets MA-VL et continuer la R&D sur les déchets HA jusqu’à 2070 pour, en cas de succès déployer une technologie alternative au stockage géologique profond (ex : forage très profond de type deep borehole) ;
· (option 3) réaliser les premiers investissements du projet et attendre l’issue de la R&D en 2070 pour aviser ce qu’il convient de faire des déchets MA-VL et HA.
En revanche, les résultats sont plus nuancés lorsque la comparaison concerne l’option 1 et l’option 4 qui consiste à reporter les premiers investissements liés à Cigéo et à financer de manière conséquente la R&D jusqu’en 2070 afin d’explorer des solutions prospectives alternatives à la mise en sécurité définitive des déchets HA et MA-VL. Cette option – qui comporte un double risque portant sur l’issue de la R&D et sur le maintien du site actuel de Bure – possède une variante: celle de ne pas investir dans la R&D et d’envisager le renouvellement à l’infini de l’entreposage.
Dans le cadre du scénario KO, l’option 1, qui a le mérite de mettre en sécurité les déchets radioactifs, domine l’option 4. En revanche, si c’est le scénario OK qui se réalise, la hiérarchie dépend du taux d’actualisation : l’option 1 est plus intéressante avec la borne basse traduisant le souci de la génération présente d’être attentive au bien-être des générations futures tandis que l’option 4 qui est – en moyenne – plus favorable lorsque le taux d’actualisation est intermédiaire et haut. Ces résultats soulignent l’incidence forte de l’échéancier des dépenses sur la comparaison des options, puisque le report des charges sur les générations futures caractérisant l’option 4 – coûts de surveillance active étalés dans le temps – est atténué par une actualisation plus élevée.
Alors quelle option préconiser aujourd’hui à la puissance publique: réaliser Cigéo ou pas ?
Si les options 1 et 4 se disputent la première place dans le cadre du scénario OK, elles ne sont pourtant pas du tout équivalentes en termes de service rendu. Il s’agit d’un biais de modélisation puisqu’ainsi construit, le modèle ne prend pas suffisamment en compte notre attitude face au risque que représentent les déchets nucléaires.
Si la théorie économique permet de l’intégrer (voir notamment les travaux sur l’utilité de Von Neumann et Morgenstern, ceux de Raiffa, de Quiggin et de notre prix Nobel Allais), le comité d’experts a simplement choisi d’ajouter une prime assurantielle aux options permettant la mise en sécurité définitive des déchets.
Ainsi, dans le cas d’un taux d’actualisation intermédiaire et d’une probabilité de survenue du scénario KO de 10%, il montre que l’option 1 (réaliser le centre de stockage Cigéo) serait préférée à l’option 4 (solution de gestion demeurant en mode actif sur la durée) si chaque français était prêt à payer au moins 120 euros en un seul versement pour une mise en sécurité définitive des déchets. Comme l’écrivent les auteurs de l’article, Cigéo constitue ainsi "une forme d’assurance face à un risque de dégradation de la société à l’horizon de 150 ans" et plus largement la prise en considération "d’un jugement d’ordre éthique et politique sur notre responsabilité vis-à-vis des générations futures".
L'article ne détaille pas la façon dont l'incertitude est prise en compte en ce qui concerne la R&D et l'innovation. Peut-être une modélisation fondée sur la théorie des options réelles aurait-elle aider à mettre en lumière ce qu'il serait permis d'espérer d'une découverte scientifique en France ou dans le monde dans le domaine de la conception et du développement d'une technologie prospective. Cependant, les auteurs regrettent le manque d'éléments d'information concernant cette question délicate qui relève en définitive du consentement à payer pour ce type d'innovation... très incertaine.
Eléments de références bibliographiques sur la littérature économique aidant à penser le risque aujourd’hui
Allais, M. (1953). Le Comportement de l’Homme Rationnel devant le Risque: Critique des Postulats et Axiomes de l’Ecole Américaine. Econometrica, 21(4), 503-546.
Quiggin, J. (1993). Generalized Expected Utility Theory. The Rank-Dependent Model. Kluwer, Boston.
Morgenstern, O., John Von Neumann, J. V. (1944). Theory of Games and Economic Behavior, PUP, 1re éd.
Raiffa, H. (1968). Decision Analysis: Introductory Lectures on Choices Under Uncertainty. Addison-Wesley, Reading, MA.
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