Au tour de... Autour de...
Une émission de Radio Girafe Normandie animée par Frédéric Gulin.
Présentation de l’invitée par Frédéric Gulin (FG)
Nathalie Popiolek, tu es présidente d’Adæquate Consulting, entreprise que tu as créée pour accompagner les entreprises (grandes ou petites, privées ou publiques) à comprendre le présent et préparer leur avenir.
Les domaines d’intervention de ton entreprise sont aussi variés que l’énergie, l’agriculture, l’industrie, l’espace, la finance, l’enseignement supérieur, la recherche… Adæquate s’intéresse à la transformation de ces domaines grâce aux innovations technologiques et organisationnelles nées de la R&D comme des idées créatives.
Tu es docteure, économiste (habilitée à diriger des recherches). Auteure à la fois d’articles académiques et d’ouvrages à destination des décideurs, ta force est de faire le lien entre le monde académique et celui de la décision.
Tu enseignes l’économie, le management de l’innovation et la prospective stratégique à l’université et dans les grandes écoles d’ingénieurs. Tu as été conseillère scientifique à France Stratégie, service du Premier ministre et chercheure au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) durant 20 ans.

(FG) Comment définirais-tu la prospective?
(NP) La prospective est une discipline qui articule trois éléments: le temps (passé, présent, futur), l’action pour la liberté et l’imagination guidée autant par l’intuition que la passion.
On comprend bien qu’elle sort des canons académiques. Pierre Massé, commissaire général au Plan de 1959 à 1966 parlait d’ailleurs "d’indiscipline intellectuelle". C’est pour cette raison qu’elle est peu enseignée à l’Université, en France notamment, alors que paradoxalement, l’École française de prospective est très structurée et mondialement reconnue.
(FG) D’où vient-elle?
(NP) Des USA (on y reviendra). Mais je voudrais parler d’abord de l’École française de prospective, initiée par des philosophes et intellectuels de renom ayant été, pour certains, hauts fonctionnaires influents.
Elle est née à la fin des années 1950. C’est Gaston Berger (père du célèbre chorégraphe Maurice Béjart…), l'inventeur en 1957 du terme prospective qui signifie "étude des futurs possibles".
Ont adhéré ou participé notamment:
Pierre Massé nommé Commissaire général au Plan par le président Charles de Gaulle, à l’époque de la planification économique, industrielle et régionale… du pays;
Bertrand de Jouvenel qui fonda la revue Futuribles, consacrée à la réflexion sur les futurs possibles (futuribles);
Le polytechnicien Jacques Lesourne, qui a été directeur du projet Interfuturs à l'OCDE. Rappelle-toi, Jacques Lesourne a dirigé le Journal Le Monde;
Michel Godet, fondateur de la chaire de prospective stratégique du Conservatoire national des arts et métiers;
Yves Barel, un des premiers sociologues à transposer aux sciences sociales, le fonctionnement des systèmes biologiques;
et bien d’autres, éminents penseurs et acteurs de la prospective.
La prospective n’est pas toujours reconnue non plus dans les hautes sphères décisionnelles françaises tant publiques que privées. Je veux dire par là que les exercices de prospective n’aboutissent pas toujours à des décisions concrètes. Au mieux ils sensibilisent le décideur à adopter une vision systémique, à voir le monde autrement… (ceci dit c’est déjà beaucoup et ça peut rapporter gros !).
(FG) Tu disais que l’origine de la prospective était américaine?
(NP) Oui américaine et militaire.
De l’autre côté de l’Atlantique, aux USA, les exercices de prospective ont le vent en poupe. De grands instituts de prospective focalisés sur les enjeux militaires et géopolitiques, ont pignon sur rue. Citons, la RAND corporation fondée après la seconde guerre mondiale, l’Hudson Institute et beaucoup d’autres. Ces instituts, dont la tragédie du 11 septembre 2001 a relancé encore l’influence, ont été pourvoyeurs de méthodes de prospective (la méthode des scénarios notamment).
La CIA, par exemple publie périodiquement des rapports sur les enjeux et risques du futur avec des scénarios qui sont largement diffusés dans le monde entier (cf. Le monde en 2040 vu par la CIA, publié en juillet 2021).
En France, l’Agence de l’innovation de défense va s’inspirer des méthodes de prospective américaines. La mission de la Red Team est née à l’été 2019. Elle fera se confronter aux savoirs militaires, la science-fiction (scénarios de SF), la recherche scientifique pluridisciplinaire et les arts, ce qui a donné lieu à la parution d’une série de livres à succès grand public "Ces guerres qui nous attendent".
Fort de son succès, la Red Team évoluera vers l’initiative Radar. Son kick-off "Qui veut la paix prépare le futur" a été organisé à l’initiative du ministère des Armées en novembre dernier au Studio 104 de la Maison de la Radio. J’y été invitée…
"2034… Une crise inédite bouleverse notre pays. La nation tout entière est impactée : santé, production, agriculture, média, commerce, tout semble terrassé… Quand un matériau omniprésent dans notre quotidien disparaît brutalement, qu’advient-il de l’humanité privée d’une matière devenue indispensable?"
En cause, une bactérie, l’épiplastie, la peste du plastique…
(FG) Alors, c’est ça la prospective, de la SF?
(NP) Oui et non. Le but commun des prospectivistes, c’est éviter les catastrophes et préparer un monde meilleur, mais les méthodes employées sont variées. Chacun y met son background, son savoir-faire pourvu que la démarche soit logique, rationnelle et relativement scientifique.
Adæquate y met en priorité l’analyse économique, le management de l’innovation et la décision (avec une vision systémique), c’est sa marque de fabrique. Certains mettrons davantage le curseur vers la sociologie, la philosophie…, d’autres vers la prévision technologique, d’autres encore vers la science-fiction, la futurologie, l’utopie, la prophétie, voire l’art dans certains cas…

En fait la prospective, sert à penser au présent grâce au passé en visualisant l’avenir. Quand il peint un œuf, Magritte représente un oiseau majestueux !
Au fond, la prospective intègre dans sa lecture du temps, la notion de progrès: on doit faire mieux les choses demain en étudiant le passé, en comprenant le présent et en envisageant l’avenir. Elle est humaniste dans la mesure où elle ne croit pas à la fatalité mais à la capacité de l’Homme d’agir pour forger son destin… dans la bonne direction bien sûr.
Les crises arrivent lorsqu’on n’a pas su anticiper et agir à temps pour les empêcher.
"Quand c'est urgent, c'est déjà trop tard", disait Talleyrand.
L'urgence résulte des "non anticipations antérieures". La prospective évite les crises.
(FG) Que peut faire la prospective face à la crise climatique alors?
(NP) On s’approche du mur. La bifurcation est-elle possible avant qu’il ne soit trop tard ?
Je reprendrais le fil rouge d’une analyse prospective pour essayer de répondre.
j’étudie le passé
je comprends le présent et le jeu d’acteurs
j’envisage l’avenir en faisant appel à l’imagination et la créativité pour sortir de l’ornière, s’il est déjà tard...
Le diagnostic sur le passé est fait grâce aux remarquables travaux du GIEC sur le changement climatique. En déstockant les énergies fossiles enfouies il y a des millions d’années, nous avons atteint en 2024, les 1,5°C d'augmentation de la température moyenne de la planète par rapport à l’ère préindustrielle.
La combustion des énergies fossiles, préjudiciable à l’environnement et au climat, s’est néanmoins accompagnée de progrès social: les machines ont rendu la vie plus simple, l’augmentation de la production et de la consommation ont créé de la valeur, augmenté les salaires, apporté les vaccins, etc.
À présent, comment inverser la tendance climatique, comment changer le modèle économique pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C (voire 2°C) d’ici la fin du siècle et rester dans les clous de l’Accord de Paris? Le réchauffement pourrait atteindre +3°C en l’absence d’action additionnelle.
Comment éviter les scénarios les plus pessimistes du GIEC, tout en continuant à créer de la valeur économique et sociale? Quels leviers activer pour résoudre le dilemme et envisager le meilleur avenir possible? Plus nous attendons, plus notre liberté d’agir s’atténue.
L’analyse prospective butte ici sur la question de la gouvernance: elle ne peut aider à définir les bons leviers qu’à partir du moment où il y a un régulateur ou mieux encore un consensus pour les activer tous ensemble! C’est difficile quand il y a tant d’États, d’entreprises, d’individus… et autant de niveaux de décision.
La solution est à chercher dans la nouveauté: un consensus planétaire? Comment l’obtenir si ce n’est en mobilisant imagination et créativité. En cherchant également du côté de l’adaptation au changement climatique, du côté de la résilience… ou autre chose encore.
(FG) Un exercice de prospective est sans doute plus simple à réaliser lorsque le sujet est plus circonscrit que celui du changement climatique dont les impacts sont planétaires.
(NP) Bien évidemment. Nous avons commencé par le plus dur… La prospective stratégique appliquée à l’entreprise (ou bien à la mairie d’une ville par exemple) se fait plus aisément que pour le village Terre et tous les terriens!
La question essentielle est d’identifier au préalable le décideur (le centre de décision), les valeurs qu’il défend et ses leviers d’action. Si l’on s’adresse à une entreprise, il faut commencer par expliciter les valeurs communes à l’entreprise, sa raison d’être, sa culture. Cela sert à identifier, parmi les futuribles, les futurs désirables. Lorsque l’incertitude est grande, on parle d’inconnu désirable. L’entreprise est-elle fascinée par un futur porté par l’IA, la data et la Big Tech ? Ou bien par un futur préférant les relations humaines ? etc.
On constitue une équipe prospective au sein de l’entreprise, on invite des experts extérieurs pour élargir le champ de vision (tout en préservant le socle commun des valeurs partagées) et on commence l’exercice en mettant en place les ateliers. On fixe aussi l’horizon prospectif: 10 ans, 20 ans ou plus.
(FG) Comment se déroulent les ateliers?
(NP) Influencée par l’Ecole française de prospective, le cabinet Adæquate commence toujours par une approche scientifique permettant d’identifier les grandes tendances qui viennent du passé (équilibre géopolitique, démographie, habitudes sociétales, évolutions technologiques, etc.) et demande aux membres du groupe prospectif de repérer les signaux faibles, ou faits porteur d’avenir susceptibles de provoquer des ruptures de tendances d’ici 10 ans, 20 ans selon l’horizon choisi.
La créativité du groupe est mise à l’honneur pour envisager des leviers d’action tout à fait nouveaux (permettant de sortir de l’ornière, d’éviter la concurrence, d’agrandir son marché) et pour anticiper des environnements encore inconnus.
Les scénarios de projection sont élaborés en faisant jouer conjointement des méthodes de prolongement de tendance et de créativité (mélanges différemment dosés de continuité et de rupture).
Puis des récits cohérents sont apportés au décideur avec des recommandations stratégiques pour le long terme, y compris celles permettant d’être résilient à un environnement non imaginable aujourd’hui.
(FG) Des exemples de sujet de prospective?
(NP) Le tourisme en 2040 en région parisienne. Une production de ciment entièrement décarbonée en France en 2030. Les réacteurs nucléaires du futur flexibles et tout à fait intégrés dans le mix énergétique en 2050? L’avenir du New Space d’ici 25 ans? A chaque fois le décideur est identifié et ses valeurs, explicitées.
L’attitude prospective s’applique à tout et à tout le monde, aux institutions comme aux ménages ou aux individus. Comme disait Gaston Berger:
"C’est un regard qu’on jette sur le passé, puisque, de ce côté-là, il n’y a plus rien à faire. C’est un projet qu’on forme pour l’avenir, car là des possibilités sont ouvertes."
Cela peut concerner aussi votre projet d’aménagement d’une vieille ferme (normande ou autre!): l’attitude prospective vous aidera à imaginer des solutions qui sortent des sentiers battus, qui préservent les matériaux anciens, l’histoire du lieu… tout en s’inscrivant dans l’habitat de demain avec les codes sociétaux de vos petits-enfants.
(FG) Et pour conclure?
(NP) Que nos dirigeants nous écoutent et se souviennent de Talleyrand. Qu’ils se forment à la démarche prospective, qu’ils adoptent l’attitude prospective pour éviter de décider face au mur, lorsque la crise est déjà là!
(FG) La question sur la Girafe: quelle girafe es-tu ?

(NP) Une girafe en liberté, dans la savane où le champ de vision est large et lointain. Pas en captivité.
En tous les cas, bravo Frédéric pour le choix du nom de votre radio!
Que l’on termine par une pensée pour cet animal majestueux, sauvage, qui a su s’adapter au fil des années à son environnement (long cou, gros cœur, langue bleu…). Hélas la girafe est menacée par la cupidité de certains hommes ne voyant leur intérêt qu’à très court terme !
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