C'est le thème du chapitre que nous avons rédigé dans l'ouvrage collectif Futurs qui vient de paraître aux éditions ISTE.
Ce recueil, que Michel Saloff-Coste et Carine Dartiguepeyrou de l'université catholique de Lille ont dirigé, donne un regard croisé sur les différentes manières de concevoir et de pratiquer la prospective à travers le monde (le livre sera édité également en anglais).
Trois grandes parties structurent le propos: les contours épistémologiques de la prospective pour commencer, suivie d'une partie consacrée à la prospective au service de l’action, puis d'une dernière dédiée aux scénarios du futur.
Patrick Scauflaire, président-recteur de l’université catholique de Lille signe la préface en resituant la place de la prospective au sein de l'institution qu'il dirige. "L'objectif écrit-il, n’est pas de maîtriser notre destin, mais plutôt de co-élaborer une destinée pour l’humanité" et de contribuer au bien commun.
L'anticipation au service de l'action
En participant à la seconde partie axée sur l'action (chapitre 6: La prospective au service de l’innovation), nous nous inscrivons bien volontiers dans l'idée selon laquelle le destin n'est pas tracé et que la pratique de la prospective dans la société ou dans une organisation quelle qu'elle soit, nous aide à définir un futur désirable et à actionner les leviers pour y parvenir. Nous situons le propos dans l'économie actuelle qui repose largement sur la science, la technologie et l’innovation en nous intéressant plus particulièrement à l'entreprise. Comment cette organisation créatrice de valeur, peut-elle (doit-elle?) s'emparer de la démarche prospective pour innover en répondant aux objectifs qu'elle s'est fixés?
La prospective au cœur de la stratégie de l'entreprise
Cette question met la prospective au cœur de la stratégie de l'entreprise, une stratégie de long terme qui repose sur la notion de valeur et de futur(s) souhaitable(s) qu'il convient de définir dans une démarche collective au sein de l'organisation. La difficulté cependant est de situer les limites du système à considérer pour évaluer la valeur créée, et savoir cibler à qui elle profite en priorité. C'est une réflexion de fond à entreprendre avant tout processus d'innovation avec une attention d'autant plus forte que l'innovation est de nature à modifier en profondeur l'ordre établi avec un impact important sur l'économie et la société (modification des business models, des usages, etc.).
La prospective invite l'entreprise à s'organiser pour innover
Après avoir proposé une typologie des stratégies d'innovation en fonction du degré de changement qu'elles sont susceptibles d'entraîner dans leur environnement économique et social (cf. figure), nous montrons comment la prospective invite l'entreprise à regarder au loin et à s’organiser pour innover en s’inscrivant dans le système de valeurs qu’elle défend. Cela la conduit naturellement à considérer d’autres critères que les indicateurs de performance financière à court terme.
Figure: Stratégies d’innovation en fonction des connaissances nouvelles (R&D) et des nouvelles fonctionnalités d’usage (Héraud et Popiolek 2021)
L'évaluation de l'impact global et à long terme des choix
Holistique par nature et reposant sur une activité de veille et de collecte d’informations poussées, cette démarche permet à l'entreprise d'évaluer l'impact global et à long terme de ses choix. Elle l'aide ainsi à se positionner habilement face à la concurrence et à prendre des décisions judicieuses quant aux marchés à cibler, aux calendriers à adopter, aux partenariats à nouer et à l’organisation à mettre en place en interne comme au sein de son réseau externe.
La culture du risque et de l'incertitude
En outre, et c'est un élément essentiel, la démarche prospective est inscrite dans la culture du risque et de l'incertitude. Le chapitre est ainsi l'occasion de revenir sur les fondamentaux de la décision en univers incertain. Notre prix Nobel d'économie Maurice Allais y est cité pour ses travaux permettant d'enrichir les outils classiques de la décision en incertitude (espérance mathématique) qui s'avèrent défaillants dans un contexte en transition.
Mobilisation de la composante "créative" de la prospective en faveur de l'innovation radicale
Dans un registre complémentaire, nous envisageons la prospective comme contribution intéressante à la prise en compte de l’incertitude dans l'aide à la décision, ce qui est particulièrement le cas pour l'innovation radicale. Pour ce type d'innovation, l'incertitude est si profonde (percées scientifiques majeures, mutations profondes des modèles économiques et des usages, nouveau virus, etc.), qu’il devient impossible d’envisager l’avenir selon une gamme d’éventualités bien définies et probabilisables.
Puisant ses racines dans la prophétie, l’utopie et la prévision (Barel 1971), la démarche prospective peut aider à transformer la pensée collective en incitant les intervenants du processus d’innovation à avoir une vision en décalage par rapport aux conventions et normes établies. La composante "créative" de la prospective peut ainsi être mobilisée pour nous aider à concevoir des futurs "neufs" qui relèvent pour certains, de faits non connus ou non observables (univers inconnus). Cela peut servir par exemple à revoir l’identité des objets en sortant des dominant designs existants (à l'image du Vélib’ ou du smartphone) ou bien à créer des scénarios en rupture en nous inspirant de l'utopie ou de la science fiction.
Une démarche de management stratégique permettant de gérer l'incertitude et l'inconnu
En résumé, nous concevons la prospective comme est une démarche de management stratégique fort utile dans le monde incertain et complexe que nous vivons aujourd'hui. Elle est à la fois source d’idées neuves, cadre de réflexion collaborative et outils d'aide à la décision en incertitude. Cependant, elle est très ambitieuse et pour être réellement utile à l'innovation et à la transition, elle nécessite du temps d'investigation et doit inclure un large panel de partie-prenantes engagées dans la construction d'un futur souhaitable.
Car, comme l'écrit à juste titre Pierre Giorgini, ancien président-recteur de l’université catholique de Lille, lorsqu'il signe la Postface du recueil, la prospective n'est pas une démarche de prévision analytique et solitaire, enfermée dans la "flèche de temps linéaire". Elle s'apparente plutôt à la "«prosp’active» qui met en mouvement des communautés de prosp’activistes qui créent un avenir co-élaboré en marchant. Advient alors "une dynamique collective auto-bâtissante qui ose imaginer des ruptures et qui en les imaginant, commence à les stimuler". Et cela est porteur d'espoir !
Références
Barel, Y. (1971). Prospective et analyse de systèmes. La Documentation française, Paris
Héraud, J.A., Popiolek, N. (2021). L’organisation et la valorisation de la recherche. Problématique européenne et étude comparée de la France et de l’Allemagne. Peter Lang, Bruxelles.
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