Face à la complexité du problème que nous avons à résoudre pour concilier économie et limites de notre fragile biosphère, voici un texte qui a le mérite de prendre du recul et de poser très clairement le cadre de la réflexion.
Il s'agit de l'article de Jean-Alain Héraud et René Kahn, tous deux chercheurs au BETA à l'Université de Strasbourg (Unistra) et qui s'intitule:
"Recherche et innovation. Une approche critique de l’éthique et de la responsabilité revendiquées", Innovations, 2023/0 (Pub. anticipées) [1]
Les auteurs expliquent que depuis la révolution des Lumières, les sciences économiques comme les sciences de la nature ont pris une orientation indépendante de la religion ou de la morale. Il s'agissait d'une revendication de la communauté des chercheurs à utiliser leurs propres méthodes avec rigueur mais de façon autonome et en silo, de manière à gagner en efficacité. L'envers de la médaille est la non prise en compte des externalités négatives de ce que l'on a nommé le Progrès.
Alors comment réintroduire la morale dans le champ de la science et de la technologie ainsi que dans la sphère de l'économie? Si les auteurs n'ont pas la recette pour y parvenir, ils analysent néanmoins les nombreuses difficultés auxquelles les acteurs ou les politiques doivent faire face.
Une difficulté de taille a trait à la complexité de l'évaluation de l'impact des actions que l'on entreprend. Car se comporter de manière éthique, au sens philosophique du terme, implique de se placer du point de vue de l'autre et de regarder le plus loin possible. Or dans la pratique, il n'existe pas d'outils pour le faire, si bien que, la division du travail aidant, chacun décide avec ses œillères, ce qui conduit à une multitude d'éthiques.
Ainsi depuis quelques années, face à une demande sociétale de plus en plus marquée, des protocoles éthiques en tout genre fleurissent, que ce soit dans la sphère de la science pour encadrer la recherche ou dans celle des entreprises pour les inciter à agir conformément à la politique de Responsabilité sociale et environnementale (RSE), voire en élargissant le cadre de leur mission (cf. loi PACTE de 2019 en France). Mais les auteurs se demandent si l'éthique en silos est encore une éthique...
L'article consacre une part importante à la confrontation de l'éthique à l'innovation. Ils citent Joseph A. Schumpeter qui, à travers la notion de destruction créatrice, écarte délibérément la dimension morale. Il faut dire que l'innovation relève de la sphère de l'économie et à partir de Bernard Mandeville et Adam Smith, celle-ci s'est affranchie de la morale et a fonctionné de manière autonome en s'appuyant sur le mythe de la croissance.
Mandeville exprimant le fait que les vices privés sont censés contribuer au bien public (La Fable des abeilles, 1714)
Alors, comment l'innovation peut-elle être mise au service de la société, afin d'innover en conscience? Comment les acteurs, à commencer par les firmes, peuvent-ils revendiquer une innovation responsable ?
Pour apporter des éléments de réponse, les auteurs se réfèrent à la littérature qui s'emploie à poser des jalons d'une éthique de l'innovation. L'innovation responsable revêt alors la forme d'innovation frugale, d'innovation low-tech, d'innovation par retrait (pour les auteurs qui s'intéressent aux usages sociaux) ou encore d'innovation distribuée, participative (pour ceux qui sont sensibles au principe de démocratie participative), etc.
Cependant, bien que plusieurs pistes soient actuellement ouvertes, Jean-Alain Héraud et René Kahn soulignent qu'il n'existe pas encore de théorie éthique générale de l'innovation. En effet, le champ concerné, qui englobe le système technologique ainsi que les sphères de la production et de la consommation, est large, complexe et entaché d'incertitudes. Cela rend difficile la construction de protocoles éthiques, d'autant que "le côté sombre de l'innovation, peut mettre du temps à se révéler".
En conclusion, les auteurs revendiquent bien évidement un retour à l'éthique (au sens philosophique) dans la recherche scientifique comme dans le développement économique fondé sur l'innovation. Cependant, leur article a mis en évidence les fortes résistances, individuelles et surtout systémiques. Nous sommes loin d'une organisation susceptible de nous mener à un idéal collectif, comme le serait par exemple l'atteinte des 17 objectifs interconnectés du développement durable (ONU, 2015).
La réintroduction de la responsabilité philosophique ne peut pas se réaliser seulement avec des mesures politiques ou organisationnelles superficielles qu'ils n'hésitent pas à qualifier de "bricolage". Selon eux, il s'agit d'une véritable conversion culturelle de la société. Une redéfinition de ses normes.
[1] Jean-Alain Héraud, René Kahn, "Recherche et innovation. Une approche critique de l’éthique et de la responsabilité revendiquées", Innovations – Revue d’Economie et de Management de l’Innovation (REMI), N°782, 2023/3 (181-207)
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