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  • Photo du rédacteurNathalie Popiolek

Quand l'expression artistique rejoint la démarche prospective

Dernière mise à jour : 28 avr. 2023

Hommage au génie d'Henri Matisse


Le musée Matisse à Nice expose une série de dessins du célèbre peintre (1869-1954) accompagnée d'un texte didactique dans lequel l'artiste lui-même explique sa méthode de dessins sériels.


Nous avons été frappés par l'analogie avec la démarche prospective. Pas la prospective qui se fonde sur les modèles, la prévision et la planification. Non, celle qui laisse une large part à l'imagination, à l'instinct pour accompagner l'action et la décision lorsque le contexte est inconnu. La prospective s'apparente alors à l'effectuation (Sarasvathy 2001), à la prosp'active (Giorgini 2022) voire au principe de sérendipité. Relisons les explications que Matisse donne à propos de ces dessins et essayons, en toute modestie, de repérer les analogies avec cette facette de la prospective.


Henri MATISSE, Thèmes et variations






Dans une correspondance à Aragon[1], Matisse explique que les dessins Thèmes et Variations[2], s’inscrivent dans une progression qui débute par le Thème, un dessin à l’estompe très travaillé dans lequel l’artiste explore son modèle, suivi d’une série de dessins au trait réalisés d’un seul jet, les Variations.





Henri MATISSE, Thèmes et variations


"Quand j’exécute mes dessins Variations, écrit-il, le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste d’un homme qui chercherait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité.


Je veux dire que ma route n’a rien de prévu: je suis conduit, je ne conduis pas. Je vais d’un point de l’objet de mon modèle à un autre point que je vois toujours uniquement seul, indépendamment des autres points vers lesquels se dirigera par la suite ma plume. N’est-ce pas que je suis seulement dirigé par un élan intérieur que je traduis au fur et à mesure de sa formation plutôt que par l’extérieur que mes yeux fixent et qui n’a pourtant pas plus d’importance pour moi à ce moment précis qu’une faible lueur dans la nuit vers laquelle je dois me diriger d’abord – pour, une fois atteinte, percevoir une autre lueur vers laquelle je marcherai, en inventant toujours mon chemin pour y arriver. Chemin si intéressant, n’est-il pas le plus intéressant de l’action? Comme l’araignée, lance (ou accroche?) son fil à l’aspérité qui lui paraît la plus propice et de là à une autre qu’elle aperçoit ensuite, et de point en point établit sa toile. […]"


Si la prospective comporte une part de prévision et de planification pour aider par exemple l'entreprise à programmer ses investissements lourds dans les secteurs à forte inertie, elle a aussi une composante davantage créative qui soutient l'entrepreneur comme l'innovateur dans son action face à l'inconnu. Car lorsque l'incertitude est très forte (mutation technologique en cours, marché inconnu, réglementation évolutive, etc.), est-il rationnel pour agir, de se référer à la planification fondée sur des projections tendancielles du passé? Est-il raisonnable de viser, d'une manière très volontaire, un objectif ambitieux et de déployer un ensemble de solutions prédéfinies? La mise ne risque-t-elle pas d'être perdue?



Revenons à nouveau aux explications de Matisse à propos cette fois-ci des Thèmes qu'il déclinera ensuite en multiples Variations. Rappelons que chaque Thème est très travaillé et donne à l'artiste l'occasion d'explorer son modèle.


"[...], Quant à la confection de mes dessins d'étude, mes Thèmes, mon action ne m’est pas encore apparue aussi clairement, parce qu’elle est beaucoup plus complexe et très volontaire. Ce "très volontaire" est un obstacle séreux à la clairvoyance de ce qui compte le plus – parce que "ce très volontaire" empêche l’instinct de surgir en toute évidence.




Dans un monde imprévisible et ambigu - dans l'obscurité pour reprendre l'expression de Matisse, la prospective invite l'entrepreneur à avancer, non pas d'un pas volontaire en suivant un business plan bien établi, mais plutôt pas à pas, d'une lumière à l'autre en saisissant chemin faisant les opportunités qui se présentent à lui sans que le résultat ne soit connu à l'avance. Le fait d'avancer sur le terrain et d'expérimenter petit à petit de manière instinctive - tout en étant au fait des frémissements de la société et en ayant intégré les signaux faibles ou faits porteurs d'avenir - crée de nouvelles opportunités. En les saisissant les unes après les autres, l'entrepreneur construit un avenir adapté à son environnement. Comme l'araignée qui tisse sa toile de point en point. Comme le peintre qui va d'un seul jet d'un point à l'autre de manière instinctive mais en ayant tout de même une connaissance approfondie de son modèle.


N'est-ce pas là justement la démarche de l'effectuation au sens de Saras Sarasvathy[3] selon laquelle en univers inconnu, l'exploration des opportunités ouvre à l'entrepreneur - averti - de nouvelles capacités d'exploitation? Pierre Giorgini parle de "prosp'active"[4]. Sur un marché d'innovation, par exemple, l'entrepreneur agit en n'ayant recours ni à la prévision, ni à l'optimisation puisqu'il n'existe pas d'historique. C'est le chemin lui-même qui crée l'action, un chemin plus intéressant que l'action elle même... comme l'écrit justement Matisse.


Dans le champ de la recherche, le résultat n'est pas connu à l'avance. Imbibé de connaissances, le chercheur avance par instinct et conduit les expérimentations qui le mèneront à la découverte scientifique. On parle non pas de planification comme cela peut être le cas pour certains projets de recherche appliquée, mais de sérendipité. Celle qui a permis à Pasteur de découvrir le vaccin contre le choléra. Celle qui est favorisée par l'expérience, la connaissance, le savoir-faire, mais aussi la liberté.


La publication de Matisse sur la conception de ses dessins montre l’importance que l’artiste accorde au dessin en tant que mode d’expression autonome. Il insiste sur la clairvoyance dont il convient de faire preuve pour percevoir les points de lumière permettant d'avancer dans l'obscurité. L'album de dessins a été publié en 1943 pour diffuser le travail de Matisse alors que l'artiste n'exposait que très rarement à cause de la Guerre. On peut se demander alors si, au delà de son art pictural, l'artiste ne fait pas allusion d'une manière plus générale à l'action? À celle des hommes et des femmes désireux de trouver un chemin optimiste et innovant dans cette période sombre de l'Histoire... C'est cela aussi le rôle de la prospective.


[1] Louis Aragon, 1971. La Grande songerie », Henri Matisse, roman.

[2] Henri Matisse, 1943. Dessins. Thèmes et Variations, Martin Fabiani éditeur, Paris, Préface de Louis Aragon.

[3] Sarasvathy, S. D. 2001. Causation and effectuation: Towards a theoretical shift from economic ineveitability to entrepreneurial contingency, Academy of Management Review. 26(2): 243-288.

[4] Giorgini, P. (2022). Postface. "De la prévision à la "prosp'active". In Futurs: Regards

internationaux et pluridisciplinaires sur l’avenir du monde. Dir. Dartiguepeyrou C. et Saloff-Coste M. Londres: ISTE editions, Collection: Innovation, entrepreneuriat et gestion, Série: Innovation et technologies.





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