IQSOG FENÊTRES OUVERTES SUR LA GESTION - Publié le samedi 5 février 2022
Interview (7 min. 41) menée par Jean-Philippe Denis et retransmise sur le site de XERFI CANAL. Rendez-vous bientôt pour la seconde interview concernant la suite...
"L’organisation et la valorisation de la recherche: problématique européenne et étude comparée de la France et de l’Allemagne" (éd. Peter Lang, 2021), Jean-Alain Héraud et Nathalie Popiolek
Il y a trois parties dans ce livre.
La première plante le décor en définissant ce que sont la recherche (fondamentale et appliquée), l’innovation et la valorisation selon que la science est vue sous un angle "utilitariste" (commercial, sociétal) ou pas.
L’ensemble de ces concepts sont replacés dans un cadre historique qui débute au Moyen Âge (voire dans l’Antiquité) jusqu’à la période actuelle. Un tel recul met en évidence que la science est un construit social. Par exemple, dans la Grèce antique, elle n’était pas du tout liée aux applications et à l’innovation, contrairement à la place qu’elle tiendra ensuite chez les romains. De nos jours, on parle rarement de science sans parler d’innovation.
Nous traitons la naissance en Europe puis l’évolution au cours de l’histoire, des universités puis des grands organismes de recherche en s’attachant à montrer les spécificités France/Allemagne. Par exemple, en Allemagne, l’héritage culturel du protestantisme luthérien a depuis longtemps favorisé la dimension technique pour l’éducation: d’où la naissance des Universités techniques, dont la première fut Karlsruhe, au 19ème siècle, puis des fameux instituts Fraunhofer très actifs dans les territoires pour le développement et le transfert de technologies.
Par ailleurs, avec la création de l’université de Berlin en 1809 par Wilhelm von Humboldt, l’Allemagne va impulser dans le monde, le modèle "humboldtien" dont le principe sous-jacent est de garantir la liberté d’enseignement… et de recherche.
Wilhelm von Humboldt
La seconde partie s’attache à décrire les politiques de recherche et d’innovation. Elles ont pris véritablement leur envol après-guerre aux États-Unis en étant centrées sur la science (policy for science): la science a en effet beaucoup contribué à l’effort de guerre. L’Europe et le Japon suivent, considérant la science comme une fin et non un moyen. C’est le cas également de la France, mais pas de l’Allemagne dont le statut après-guerre ne lui permet pas de se lancer dans du colbertisme scientifique : la recherche se fait de manière décentralisée au niveau des Länder.
Petit à petit, les politiques se sont orientées vers une vision "utilitariste de la science" avec une place importante vouée à la valorisation commerciale – par exemple en 1967 on crée en France l’ANVAR (Agence nationale pour la valorisation de la recherche).
Aujourd’hui, la plupart des pays développés affichent surtout des stratégies visant l’innovation avec une vision systémique. La science apparait comme une des dimensions de la stratégie globale. L’idée qui va de plus en plus s’imposer est de donner au système de recherche et d’innovation, la capacité de répondre aux grands défis sociétaux.
Enfin la troisième partie est consacrée aux entreprises qui occupent une place tout à fait prépondérante dans le système de recherche et d’innovation dans la mesure où ce sont elles qui innovent. Nous nous intéressons à leur stratégie d’innovation face aux transitions (hyper-capitalisme industriel - pour reprendre l’expression de Pierre Veltz), numérisation de l’économie, place occupée par la donnée, etc.) et aux nouvelles demandes sociétales (innovations durables, éthiques et responsables).
Le dernier chapitre est consacré au processus d’innovation en mettant l’accent sur l’importance de la créativité tant à l’intérieur de l’entreprise que dans l’ensemble des communautés (épistémiques et de pratique) qui participent à l’innovation.
Les leçons
L’ensemble des activités de recherche et d’innovation forme un système très complexe dont le comportement n’est pas facile à anticiper. Rares sont d’ailleurs les travaux qui analysent ce système en dynamique. Les politiques en la matière sont délicates à concevoir et à appliquer. Nous retenons de ce travail que la "pensée linéaire" considérant la "valorisation de la science" comme une application de la science fondamentale est une erreur. Les relations entre recherche fondamentale (menant à des découvertes), recherche appliquée (menant à des inventions) et développement industriel et commercial (menant à des innovations) sont aujourd’hui extrêmement imbriquées. D’où l’erreur stratégique au niveau d’un État de favoriser systématiquement l’appliqué aux dépens du fondamental, avec l’argument implicite que la nation préfère le développement économique à la beauté de la science.
A notre avis, pour la quatrième vague de politiques européennes de recherche et d’innovation qui soient cohérentes avec les grands enjeux du 21ième siècle, il faut viser à la fois un impact scientifique et un impact socio-économique en trouvant des façons astucieuses de faire travailler ensemble la sphère académique et celle des entreprises, sans asservissement, ni subordination mais en s’étonnant mutuellement. Sur ce point le cas Allemand est intéressant. L’industrie a la chance de disposer des services du réseau des Fraunhofer qui créent des synergies entre la recherche fondamentale et les domaines d’application.
Soulignons également qu’en Allemagne, l’effort public de recherche est largement fléché vers la recherche fondamentale (et libre) exécutée au sein des universités (qui dépendent des Länder) et des organismes de recherche pilotés au niveau fédéral. La société Max Planck qui en bénéfice a connu récemment un grand succès avec deux lauréats du prix Nobel en 2020 (la française Emmanuelle Charpentier basée à Berlin en chimie et Reinhard Genzel en physique) ainsi que deux lauréats en 2021 (Benjamin List en chimie et Klaus Hasselmann en physique). Il est évident que l’impact de ces recherches (en physique et en chimie) est également socio-économique: thérapie génique, chimie "plus verte", lutte contre le changement climatique notamment.
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