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NOTRE ACTUALITÉ

  • Photo du rédacteurNathalie Popiolek

"L'affaire Lip": cela fera 50 ans en 2023

Dernière mise à jour : 30 août 2022

Résumé

1973. La France entre dans l’ère de la désindustrialisation et de la compétition économique internationale post Trente Glorieuses. La manufacture horlogère Lip à Besançon, vieille de plus de deux siècles, n’échappe pas à un démantèlement voulu par l’actionnaire Suisse fraichement entré au capital. Or démantèlement rime avec licenciements. Alors l’entreprise comtoise – plus précisément ses ouvriers – a essayé de résister à cette fatalité. Elle fut le théâtre d’un conflit social emblématique qui a marqué les mémoires bien au-delà de la capitale comtoise, avec comme buts ultimes, la préservation des emplois et surtout le maintien en France et dans la Région, de compétences et de savoir-faire historiques. Bilan plutôt mitigé à long terme malgré la conviction et le talent du porte-parole du mouvement à l'époque: Charles Piaget. Comment pourrions nous réécrire l’histoire? Avec quels types d'innovation et d'organisation? Et quels types de financement pour passer le cap difficile et investir dans l'avenir?



Une capacité à voir le réel et à penser l'impossible pour innover

"L'affaire LIP" a fait couler beaucoup d’encre notamment de la part des journalistes et des historiens[1]. Elle a suscité également de nombreuses formes de création allant du documentaire cinématographique au roman, en passant par le téléfilm, l’émission radio, la vidéo ou encore la pièce de théâtre. Si cette "affaire" a débuté au début des années 1970 et a duré jusqu'au milieu de l'année 1976[2], la scène principale se déroule entre avril 1973 (démission du patron et dépôt de bilan) et mars 1974 (réintégration des employés licenciés) dans l'usine Lip de Besançon (Doubs) alors capitale horlogère française. Elle a véritablement marqué l´histoire de la France au moment où le pays entre dans l’ère de la désindustrialisation et de la compétition économique internationale post Trente Glorieuses.

Il s’agit d’une lutte extrêmement bien organisée et largement suivie, d’employés comtois se battant pour sauver un savoir-faire industriel de haut niveau… Cette lutte fait écho si l’on puit dire à la célèbre devise de la Région "Comtois, rends-toi! Nenni, ma foi!". D’ailleurs, le Président Macron lui-même y fait explicitement référence dans son discours prononcé le 10 juin 2019 à Ornans à l’occasion du bicentenaire de la naissance du fameux peintre Gustave Courbet:


(…/…) il n'y a pas de hasard si Proudhon, Fournier ou Hugo sont nés ou ont foulé ces terres et si les amitiés qui ont jalonné la vie de Courbet tout entière ont été portées par cet art d'être libre, cet esprit d'utopisme, ça n'est pas un hasard si quelques décennies plus tard les mêmes terres à Besançon allaient porter une autre utopie, celle de Lip et croiser encore des rêves d'un autre monde possible. Il y a au milieu de ces vallées, qu'il s'agisse du Doubs ou de la Loue, quelque chose d'une capacité à voir le réel et à penser l'impossible.

Photo: Musée Gustave Courbet à Ornans


Penser l’impossible... La question est en effet de savoir, si malgré la concurrence japonaise et américaine qui fait rage au sein de l’horlogerie mondiale dès la fin des années 1960, l’entreprise bisontine Lip, fleuron de l’industrie horlogère française peut sortir son épingle du jeu, continuer à prospérer et échapper aux licenciements.


Charles Piaget, très engagé avec la grande majorité[3] des employés de Lip, dans la lutte pour le maintien de l’ensemble des activités de l’usine, y croyait fermement… à condition de "proposer autre chose, de s’organiser autrement". Il n’a pas été l’unique porte-parole du mouvement puisque d’autres militants y ont participé ardemment – comme cela a été le cas pour un groupe d’employés chrétiens[4] – mais le plus médiatisé en raison sans doute de son engagement sans faille et de ses qualités pédagogiques hors pair. Pourtant, le pari du maintien de l’emploi sur le site franc-comtois est risqué quand on sait qu’en 1969, le Japonais Seiko sort la première montre à quartz qui va révolutionner le marché… et que l’automatisation gagne les chaînes de production concurrentes notamment en Suisse et aux États-Unis. Alors utopie? Comment innover tout en gardant l’emploi sur place? Comment préserver le savoir-faire extraordinaire des ouvriers spécialisés de Lip, entreprise créative "dont les blouses blanches à l’époque font rêver les passionnés des tic-tac"[5]? Charles Piaget a son idée, sa méthode surtout pour innover en se concentrant sur le capital humain. La mobilisation a permis de sauver l’usine et son emploi en 1974. Mais après? N’y aurait-il pas fallu un alignement sans faille du triptyque "puissance publique, investisseurs privés et organisations d'employés" pour innover et préserver un tel savoir-faire?


La valeur d'un patrimoine industriel vieux de plus de deux siècles

Rappelons que Besançon fut une ville horlogère de premier plan dont l’histoire commence dès la fin du XVIIIe siècle, lorsque des horlogers suisses y installèrent les premiers ateliers. En 1862, l’École Municipale d’horlogerie ouvre ses portes à Besançon pour accompagner cette industrie en plein essor. Elle deviendra rapidement une institution nationale. En 1880, la ville produit jusqu'à 90 % des montres françaises et à la veille de la Première Guerre mondiale, elle compte une centaine d'ateliers de fabrication horlogère dont Bloch-Geismar, Sarda, Lévy, Piguet, Ulmann, Kummer mais également l’atelier Lipmann, fondé en 1800 par le bisontin du même nom et qui donnera naissance en 1867 à la manufacture Lip.


Photo: L'horloge astronomique de la cathédrale Saint-Jean de Besançon (1857-1860)

Besançon garde un rôle prépondérant dans l'horlogerie jusqu'à la crise des années 1930 et se reprend avant la Seconde Guerre mondiale. Au début des années 1960, elle consacre au secteur 35% de ses emplois industriels avec les firmes horlogères Lip (française) et Kelton-Timex[6] (américaine) qui emploient chacune plus de mille employés.


"À Monsieur Fred Lip, grâce à qui je mesure les heures qui me sont comptées"[7]

À l’époque, Lip est l’un des plus grands fabricants français de montres qu’il fait essentiellement par lui-même. Chez Lip, on maîtrise un savoir-faire de haut niveau allant de la conception du produit fini à sa mise sur le marché. En 1958, c’est 1500 salariés qui fabriquent 300000 montres par an. Le patron Fred et les ingénieurs de Lip sont très créatifs. Ils possèdent plusieurs longueurs d’avance sur la concurrence comme l’illustre la naissance en 1958 de la montre à pile, première du genre en Europe. L’entreprise est spécialisée également dans la conception et la fabrication de machines-outils et depuis la guerre de 39-45, dans la production de pièces stratégiques pour l’armement, lesquelles sont directement liées aux compétences acquises dans l’horlogerie (têtes de fusée, fusées chronométriques installées dans les canons courts, allumeurs de mines, etc.).


Malgré sa notoriété, Lip commence à céder du terrain dès la fin des années 1960 face à la concurrence mondiale. En 1967, elle fait appel à des capitaux suisses pour se renforcer et Ébauche SA[8] devient l’actionnaire de référence (33% du capital) au sein de l’entreprise bisontine que son patron Fred Lip quitte en 1971. L’objectif des Suisses est de faire de la manufacture Lip une simple unité d’assemblage de montres à partir de pièces détachées. Finies donc la conception et la fabrication de A à Z. Finis dans le même temps les autres départements de l’usine comme la production de composants pour l’armement et la fabrication de machines-outils.


"C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye!"[9]

Or démantèlement rime avec licenciements. 480 personnes "à dégager" selon le terme utilisé par l’actionnaire suisse au printemps 1973, soit un tiers des effectifs. Voilà l’étincelle qui déclenche véritablement le conflit, lequel va vite s’apparenter à une lutte sociale d'un genre nouveau, fondée sur l'autogestion et conduisant les ouvriers grévistes à produire des montres à leur propre compte avant de les écouler lors de "ventes sauvages". Le mouvement a provoqué un élan de solidarité national qui culmine le 29 septembre avec la "marche Lip" voyant défiler près de 100000 personnes venues de toute la France et d'Europe.


"Piaget le confesseur, l’orateur, le rassembleur, le négociateur, l’organisateur constamment disponible"[10]

Charles Piaget a largement contribué à cet engouement. Selon l’expression du journaliste Joël Mamet qui lui a consacré un livre (Mamet, 2018) – dont nous tirons beaucoup d’informations et de références précises –, ce "gosse d’un quartier populaire de Besançon" né en 1928 est devenu le porte-parole charismatique des ouvriers révoltés de l'usine Lip.

Photo: Charles Piaget lors du conflit Lip de 1973

© Bibliothèque municipale de Besançon, L’Est Républicain (Bernard Faille)


Pourquoi Piaget est-il devenu le porte-parole charismatique des ouvriers de l'usine Lip?

Premièrement, il n’aimait pas le désordre car cela lui rappelait les scènes d’addictions et de saleté qui se déroulaient dans son quartier lorsqu’il était enfant. Or selon lui, procéder à des licenciements c’est jeter les personnes concernées dans le désordre[11].

Ensuite, il avait la conviction que l’outil Lip avait de la valeur, une valeur sûre et de long terme. Alors, pourquoi faire des arbitrages de court terme et perdre de façon irréversible un savoir-faire vieux de plus de deux siècles qui indéniablement devait intéresser l'industrie horlogère?

Et puis, il avait la méthode. Celle d’écouter les employés, de récolter les "gouttes d’idées"[12], de les notifier scrupuleusement sur des carnets – les fameux petits carnets que ses camarades et lui utilisaient déjà pour "noter les gestes des anciens quand ceux-ci ne voulaient pas communiquer leurs secrets de fabrication"[13] – et de les restituer avec beaucoup de pédagogie et un sens de la formule. Comme le résume en effet Donald Reid (2018), "le talent de Piaget, c’est de parvenir à exprimer que ce que les salariés de Lip veulent dire". Piaget met le collectif[14] et la cohésion du groupe au premier plan – d’ailleurs il ne revendique pas le rôle de leader – et accorde une grande importance à la transparence – en réaction sans doute aux secrets de famille (aux grands mystères) que son père ne lui avait jamais révélés à propos de sa mère qui l'avait abandonné bébé. Enfin, la méthode Piaget, c’est beaucoup de travail pour assurer ses arrières et être à la hauteur dans l’argumentation et la négociation – objectif zéro défaut –.


Bref, c’est par lui que ce mouvement social créatif est né, a duré plusieurs mois et a connu une belle notoriété – la candidature de Charles Piaget est d’ailleurs proposée à l'élection présidentielle de 1974 et soutenue par Jean-Paul Sartre[15] –.


Mais pour quel bilan ?

Après le premier conflit, l’activité de Lip renaît avec un nouveau dirigeant, Claude Neuschwander (Diplômé de l'École centrale)[16], nommé par Michel Rocard. Les employés sont réintégrés. Cependant, leur motivation n’est plus la même puisque Lip a perdu son statut de manufacture de haute précision produisant de A à Z pour devenir sous-traitant des Suisses. La conjoncture internationale est difficile – crise du pétrole – et en 1975, les pertes se comptent en plusieurs millions de francs.

Lip pâtit du manque de soutien de la part du nouveau gouvernement de l'époque (Gouvernement Chirac sous la Présidence de Valéry Giscard d'Estaing) qui suspend les subventions initialement prévues dans le cadre du plan quartz en faveur de l’horlogerie française. Dans le même temps, une importante commande de pendulettes de tableau de bord émanant des Automobiles Renault est annulée. Et les investisseurs privés se détournent de l’entreprise horlogère. Claude Neuschwander démissionne en février 1976. L’entreprise dépose le bilan en avril. L’usine est à nouveau occupée... Face à l’absence de repreneurs, Lip est définitivement liquidée en septembre 1977.

En novembre 1977, après de longs débats, les employés de Lip, fondent six coopératives parmi lesquelles figure la société coopérative de production "Les Industries de Palente" dont les initiales sonnent toujours LIP… Cette coopérative a vécu jusqu’en 2015 mais en subissant de grandes difficultés liées à la concurrence et sans doute aussi au manque de motivation des employés peu enclins à effectuer des tâches de sous-traitance.


Lip ce n’est pas fini

Philippe Bérard dirigeant de la société horlogère SMB – fondée en 1978 à Besançon et comprenant en 2019, 134 salariés – a signé un accord d’exploitation de la marque Lip avec l’entrepreneur[17] qui l’avait reprise après la dernière liquidation de l’entreprise en 1990. Il a effectué un rachat complet en 2019 et a ressorti une partie des modèles historiques.

Moralité de cette histoire: Lip ce n’est pas fini… Cependant, Besançon ne sera plus la capitale horlogère française: les mouvements mécaniques de la SMB sont importés puisque le savoir-faire a disparu.


Uchronie : quels serait les ingrédients d’une autre histoire?

Si la ville garde des traces de son riche passé notamment grâce à la reconversion des compétences horlogères dans les microtechniques, la mécanique de précision[18], les nanotechnologies ainsi que dans le domaine du temps-fréquence, elle n’a pas su garder son rang dans l’horlogerie qui est pourtant un secteur rentable au niveau mondial. Il convient de s’interroger sur la manière dont on aurait pu refaire l’histoire pour éviter un tel déclin. De quelles innovations aurait-on eu besoin pour faire face à la concurrence?


Charles Piaget détenait sans doute une clé ouvrant sur une bonne piste car il était particulièrement créatif et savait catalyser les "gouttes d'idées" venant du collectif. Et les idées, il en fallait beaucoup pour apporter des solutions innovantes au problème de la concurrence mondiale... Des solutions technologiques en faveur de l'automatisation? Pas seulement au regard des compétences humaines qui existaient sur place. Il fallait trouver un savant arbitrage. Il fallait véritablement se pencher sur le dossier en étudiant tous les tenants et les aboutissants à long terme.

Piaget misait beaucoup sur l’humain. Pour lui, la créativité et l’innovation doivent venir de la cohésion du groupe. Il a lui-même beaucoup innover pour faire naître et prospérer de nouvelles idées. Peut-être sa méthode aurait-elle dû faire des émules et être appliquée au-delà des murs de l’usine pour impliquer toutes les parties prenantes – pouvoir publics, investisseurs, salariés, fournisseurs, consommateurs – en les faisant converger vers un idéal commun, à long terme. Utopie ? Sans-doute.


Bibliographie principale

Joël Mamet (2020), Piaget, avant - pendant - après LIP: Charles Piaget, une figure du mouvement ouvrier international, biographie, Besançon, Éditions du Sékoya, 295 p. https://wordpress.editionsekoya.com/piaget-lip


Donald Reid (2018), Opening the Gates: the Lip affair, 1968-1981, London ; New-York, Verso, 2018, 492 p. Édition française (2020), L’affaire LIP, 1968-1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, "Histoire" 2020, 538 p. Préface de Patrick Fridenson, traduction d’Hélène Chuquet.


Pour les autres références, voir les notes au fil du texte.


Notes


[1] Lire notamment Opening the Gates: The Lip Affair, 1968-1981 (London: Verso Books, 2018) par l’historien américain Donald Reid.

[2] Pour Donald Reid (2018), la période est plus longue: elle débute avec les évènements de mai 1968 et s’achève au moment de l’élection de François Mitterrand en 1981.

[3] En 1973, 70% des salariés de Lip étaient dans l’organisation syndicale à laquelle Piaget appartenait (Mamet, 2020, p. 193).

[4] L’écrivain Maurice Clavel titre son livre publié chez Grasset en 1974: Les Paroissiens de Palente du nom du quartier où était située l’usine à partir de 1960.

[5] Mamet, 2020, p. 74.

[6] Au début des années 1970, le groupe américain Kelton-Timex compte près de 3000 salariés à Besançon. Ils ne sont plus qu’une centaine aujourd’hui sous le nom de Fralsen, membre du groupe Timex (Mamet, 2020, p. 259).

[7] Dédicace du Général de Gaulle, décembre 1958, voir Marie-Pia Coustans et Daniel Galazzo (2017), Lip, des heures à compter, Éditions Glénat, p. 140.

[8] Le Suisse Ébauche SA est membre du consortium suisse ASUAG (en français Société Générale de l'Horlogerie Suisse SA) composé de 18 entreprises (une préfiguration de Swatch Groupe SA, actuel numéro un mondial de l’horlogerie avec 160 usines au total selon Wikipedia).

[9] Charles Piaget (2021), On fabrique, on vend, on se paie: Lip 1973, Paris, Éditions Syllepse, coll. "Coup pour coup", 80 p.

[10] Paris Match 1973 (Mamet, 2020, p. 182).

[11] Mamet, 2020, p. 145.

[12] Mamet, 2020, p. 176.

[13] Voir "La parabole des carnets", Mamet, 2020 p.87.

[14] La force du collectif: Entretien avec Charles Piaget, Montreuil, Libertalia, coll. "À Boulets rouges", 2012, 64 p.

[15] Collectif, L’élection présidentielle de mai 1974: après la mort de Georges Pompidou, Broché, Paris, 1974.

[16] Il deviendra Directeur général de la Fnac en 1980.

[17] Jean-Claude Sensemat, entrepreneur du Gers (Mamet, 2020, p. 276).

[18] L'université Bourgogne Franche Comté possède l'École nationale supérieure de mécanique et des microtechniques.

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