Retour sur la table ronde organisée en avril 2024 par le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) pour la 12ème édition du Printemps de l'économie sur la thématique "Quelle Europe dans un monde fragmenté?".
La session sur les enjeux de la décarbonation de l'industrie européenne a été conçue par Vincent Aussilloux, membre du conseil scientifique du Printemps de l'économie et modérée par Philippe Escande, Éditorialiste au journal Le Monde. Elle a donné la parole à:
Vincent Aussilloux, Conseiller spécial du Commissaire général à France Stratégie,
Vincent Charlet, Délégué général à La Fabrique de l'Industrie,
Sarah Guillou, Directrice du département Innovation et concurrence de l'Ofce à Sciences Po.,
Nathalie Popiolek, Conseillère scientifique à France Stratégie, Économiste, Fondatrice d'Adaequate Consulting
Anaïs Voy-Gillis, Docteure en géographie de l'Institut Français de Géopolitique.
L'occasion pour Nathalie Popiolek de rappeler les enjeux de la décarbonation de l'industrie européenne en se focalisant sur l'Allemagne et la France, respectivement première et deuxième économie et plus grandes émettrices de gaz à effet de serre (GES) de la zone.
Le contenu détaillé de son propos est retranscrit ici, l'intervention orale ayant été plus brève.
Philippe Escande
Comment cartographier les sites et les industries en fonctions de leurs émissions? Peut-on faire un classement?
Nathalie Popiolek
Un projet de France Stratégie
Je ferais référence à un projet que je pilote à France Stratégie en collaboration avec l’INSEE, le CITEPA et le SDES (Service des données et études statistiques du Ministère de la transition écologique). L’objet du projet est de comparer l’intensité carbone de l’industrie manufacturière de la France et de l’Allemagne. Je précise que le CITEPA est l’organisme français qui réalise les inventaires d’émission nationaux et participe, sous l’autorité du SDES, aux revues des inventaires d’émission européens.
Pour répondre à votre question, je dirais déjà que la cartographie des industries en fonction de leurs émissions est pour le moins complexe.
Focalisons-nous sur l’industrie manufacturière, c’est-à-dire sur le secteur industriel auquel on retire la production et la distribution d’énergie (électricité, gaz, vapeur, air conditionné). En 2020, l’industrie manufacturière contribue pour 22 % aux émissions de CO₂ eq. totales de l’Union Européenne à 27. Elle tient une position quasi-équivalente à celle occupée par le secteur des transports, juste après la production d’énergie qui contribue pour 26% aux émissions européennes totales.
En 2022, l’industrie manufacturière est à l’origine de 23 % des émissions de gaz à effet de serre en Allemagne et 18,5% en France. Ces émissions sont fortement concentrées dans un nombre relativement réduit de secteurs industriels les plus intensifs en énergie:
la cokéfaction et le raffinage,
la métallurgie,
la chimie,
la production de ciment,
la production de papier.
Ces émissions proviennent de la combustion de ressources énergétiques et des procédés industriels de l’entreprise. En France, ces deux postes représentent chacun la moitié des émissions directes.
Le problème des données statistiques
La cartographie des secteurs de l’industrie manufacturière selon leur intensité carbone est complexe car elle repose sur:
des données d’inventaire (les émissions en CO₂ eq. des sites de production),
et sur les comptes nationaux pour les valeurs ajoutées sectorielles (édités par l’INSEE en France et DESTATIS en Allemagne).
Pour tenir compte du poids relatif des activités manufacturières dans l'économie de chaque pays, nous sommes bien obligés de ramener les émissions à un volume (quantité produite) ou à une unité monétaire, ce qui est choisi car les secteurs, répertoriées dans la Communauté européenne en code NACE (Nomenclature statistique des activités économiques) englobent des unités de fabrication différentes.
Prenons l’exemple de la production d’acier qui se rapporte à la NACE 24.1 sidérurgie (sous branche de la métallurgie, NACE 24). Il s’agit de compter les émissions de GES totales liées à la combustion de l’énergie ainsi qu’aux procédés.
Le montant des émissions dépend des technologies utilisées: haut-fourneaux, qui en France représentent environ 66% de la production totale (2021) ou aciérie électrique, pour le complément.
Ramenées à la production d’acier totale, on estime les émissions en France à 1140 kg GES par tonne d’acier (pour l’année 2022 d’après CCNUCC 2023). Cependant, même avec une granularité fine, un secteur NACE englobe des productions non homogènes (bobines d’acier, tôles en acier, etc.) et le calcul par unité de volume n’a pas de sens.
Dans le secteur de la chimie, la diversité des produits est encore plus marquée. Même à l’échelle de sites, il peut exister une grande variété de produits. On est obligé de recourir à une grandeur monétaire. La valeur ajoutée (VA) est le dénominateur retenu pour l’estimation de l’intensité carbone d’un site comme d’un secteur industriel. En France, elle est estimée dans une autre institution que celle qui fait les inventaires.
Un enjeu majeur : la cohérence de périmètres entre les données mesurées
La fiabilité de l’indicateur intensité carbone (que l’on retrouve dans la base de données Eurostat) dépend par conséquent de la cohérence des données entre les émissions au numérateur et la VA, au dénominateur. Le périmètre doit être le même pour l’estimation du numérateur et du dénominateur. Or il faut aller dans le détail pour s’en assurer.
Revenons au cas de l’acier. Dans un haut fourneau classique, l’acier résulte d’un procédé alliant coke et minerai. En France, les émissions liées à la cokerie sont exclues de l’inventaire de la sidérurgie (NACE 24.1) qui inclue la production de l’acier. Elles sont redirigées vers une autre NACE (la NACE 19) bien que le procédé de cokéfaction puisse faire partie intégrante des sites sidérurgiques. Actuellement, deux sites intégrés de production d’acier sont encore en activité (présence du four à coke, du haut-fourneau, du convertisseur à oxygène, et de laminoirs). En toute rigueur, le calcul de VA, qui est estimé indépendamment, doit l’exclure la VA issue de la cokéfaction.
Pour l’industrie chimique, du fait du caractère diffus du secteur, il n’est pas facile de vérifier si les périmètres sont bien cohérents, d’autant que certaines installations relevant de la chimie (NACE 20) peuvent être situées sur un site de raffinage (NACE 19). Cela concerne notamment la production d’éthylène dans les vapocraqueurs présents sur les sites de raffinage pétrolier. Les VA correspondantes doivent donc bien être dispatchées.
Prenons un autre exemple. Celui de l’électricité. La question des émissions liée à la production d’électricité sur un site manufacturier est claire puisque les inventaires ne s’intéressent qu’aux émissions directes, ce que l’on appelle, scope 1. Ce sont d’ailleurs les émissions directes qui sont visées par les objectifs chiffrés des politiques d’atténuation en Europe. Les émissions liées à la production d’électricité (scope 2) ne sont pas considérées si l’électricité est produite ailleurs (unités centralisées…). Cela va être la même chose pour la valeur ajoutée. Mais dans des cas d’autoconsommation ou de valorisation du gaz de procédé, les choses sont plus difficiles à démêler.
Bref, en supposant que les biais (de différence de périmètres) sont négligeables, et en se référant à la base de données Eurostat, on peut dire qu’en France en 2019:
l’industrie manufacturière a dans son ensemble une intensité carbone de 0,37 kg CO₂ eq. par euro de VA,
le secteur le plus intensif étant le secteur "Cokéfaction et raffinage des produits pétroliers" NACE 19: 6,75 kg CO₂ eq. par euro de VA;
suivi de la métallurgie NACE 24: 3,9 kg CO₂ eq. par euro de VA;
de l’industrie du verre et du ciment NACE 23: 2,24 kg CO₂ eq. par euro de VA;
et de l’industrie chimique NACE 20: 0,95 kg CO₂ eq. par euro de VA;.
Difficile comparaison européenne
La comparaison internationale renvoie à la question épineuse des règles en vigueur dans les pays membres pour l'estimation de la VA
Pour comparer les industries selon le critère de leurs émissions, les choses deviennent très difficiles à démêler. Périmètres des activités bien sûr, mais aussi homogénéité des produits fabriqués, etc. Je dirais que le point le plus important, c’est la question de la valeur ajoutée.
Le projet que l’on mène à France Stratégie avec l’INSEE, le CITEPA et le SDES a bien montré qu’il faut se méfier de l’effet d’optique concernant la Valeur ajoutée dont les règles de calculs ne sont pas homogènes d’un pays à l’autre.
En effet, l’INSEE estime la VA sur des branches industrielles qui regroupent des unités de production homogènes, c’est à dire qui fabriquent des produits ou rendent des services qui appartiennent à la même catégorie. Or cela n’est pas le cas de DESTATIS, l'office allemand de la statistique puisqu’il intègre les unités de R&D et les sièges sociaux, dans le périmètre d’estimation de la VA de l’industrie manufacturière.
Les émissions de carbone associées, inventoriées par l’Office fédéral allemand de l’environnement (UBA), ne sont pas de nature à augmenter dans la même proportion le numérateur de l’indicateur intensité. Ce biais est réel. Nous avons pu mesurer à quel point il affecte la comparaison internationale des intensités carbone de l’industrie.
Pour la production de l’acier, par exemple. Nous avons vu que l’estimation des émissions de GES en France liées à la production d’une tonne d’acier est 1140 kg GES/t. En Allemagne, c’est 1 353 kg GES/t, soit 13% de plus. Peut-être que cela est lié à une meilleure proportion haut-fourneaux / aciéries électriques en France: 66% contre 70% en Allemagne? Quoi qu’il en soit, cet avantage ne se répercute pas sur l’intensité carbone globale de la métallurgie qui est d’après Eurostat près de 40% moins élevée en Allemagne qu’en France.
Idem pour le secteur du ciment. Il peut être observé que le facteur d’émission moyen de GES de la production de clinker, considérant les émissions énergétiques et procédés, est de 3% à 8% plus faible en France qu’en Allemagne sur les années plus récentes, bien que le secteur du ciment allemand soit, d’après Eurostat, moins émetteur qu’en France.
Oui, il y a d’autres facteurs qui joue pour l’acier comme pour le ciment (taux de clinker dans la production de ciment, ratio clinker domestique, etc.), mais l’effet optique valeur ajoutée fausse la comparaison.
Pour l’industrie du ciment et du verre, si l’on enlevait ce biais là, l’avantage de l’Allemagne en termes d’intensité carbone serait ramené de 18% à 3% seulement en 2019.
Nous l'avons estimé pour l’ensemble de l’industrie manufacturière. En 2019, l’avantage de l’Allemagne passe de 28% à moins de 4% !
Tout cela pour dire que la photo de la cartographie n’est pas très nette au niveau des secteurs et qu’il faudrait zoomer sur les sites pour comparer les procédés de production, vérifier leur intensité énergétique relative et les mix énergétiques utilisés ou encore l’organisation des sites en termes de valorisation de la chaleur, d’autoconsommation, etc.
Il faut comparer également la gamme de produits fabriqués et leur positionnement sur la chaine de valeur, puisque cela influence le dénominateur de l’intensité carbone.
Et en dynamique ?
Si l’on s’intéresse à la dynamique de cette cartographie, il convient de regarder les leviers d’action qui permettent à l’industrie de se décarboner pour contribuer à l’atteinte des objectifs de réduction des GES en 2030 et de neutralité carbone en 2050.
Quels sont les investissements à réaliser par les industriels eux-mêmes ?
Quelles sont les politiques publiques leur facilitant la tâche, voire les y obligeant ?
Une comparaison internationale est utile pour identifier les bonnes pratiques à l’étranger et les écueils à éviter. Mais ne faudrait-il pas commencer par unifier les cadres statistiques permettant d'évaluer les progrès réalisés et réalisables de part et d'autre du Rhin?
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